« Elle est à toi cette chanson… »

Cette chanson de Brassens – l’Auvergnat - nous est venue spontanément à l’esprit alors que nous recueillions pour ce dossier gestes, attentions, prévenances, dont nous sommes souvent les heureux bénéficiaires… Un dossier en forme de Merci… à tous ceux qui nous soutiennent ou nous ont soutenu, ceux qui sont inventifs pour nous faire participer, ceux qui sont là, vigilants, ceux qui nous secouent… tous ceux qui un instant, un jour, ou longtemps, parfois sans le savoir, nous ont aidé à vivre et à grandir…
«  La liste serait longue si je cherchais bien tous ces gestes qui font que j’ai gardé confiance dans la gent humaine. Gestes que j’ai trop souvent trouvés naturels et même dus, parce que j’en avais besoin. Mais il y en a parfois de totalement gratuits ». « … qui illuminent le jour, bien plus encore que ne le font les aides nécessaires ».
Un ange qui passe, et s’efface, mais laisse trace…


Pour faire le portrait d’un ange
Ils ont parfois des noms… « on l’appelait monsieur Dubois »  souvent, des visages – très ‘positifs’ - : « blonde, jolie, charmante… » ; «  cheveux blancs, barbe blanche… c’était un homme exigeant et juste. On sentait qu’il nous aimait. » « c’est une jeune femme brune et très intelligente, le visage (presque) toujours serein». « mon ange gardien avait 20 ans, dans une classe de BTS : Blonde, grande et jolie, elle est devenue rapidement mon amie. Elle ouvrait bien ses yeux et ses oreilles pour se rendre compte des moments où elle devait intervenir pour m’aider. Un sourire et vite, les difficultés ne paraissaient plus insurmontables. »

Parfois c’est leur geste que l’on voit… «Convoquée à des rencontres, je précise que je viens oui, mais que j’ai un problème, vous le savez… 1/ je trouve dans ma boîte aux lettres les textes et le dossier qui vont être traités… 2/ au premier rang, une chemise, un écran… 3/ table ronde, place réservée auprès du meneur de jeu… 4/ une personne chargée de me prendre des notes … »

Parfois encore, c’est une parole que l’on ‘entend’ « elle n’a rien compris, répète.. c’est possible (sous-entendu : sois attentive) » «  je vais au cinéma, je t’emmène, il y a une boucle magnétique, nous allons l’essayer » «  au lieu de parler à ma place : voici mon amie, présente-toi, explique ce que tu fais… »

Leur finesse … qui va jusqu’à nous remercier du service qu’ils nous rendent « c’est toi Mireille qui prenais sur ton temps de repos du dimanche pour me donner des exercices de lecture labiale..  et tu me remerciais après car, disais-tu, cela t’avait changé les idées ! » « mon prof d’escrime, sud-américain, prend soin d’ôter son masque à chaque instant pour me parler.. et me remercie de l’obliger à soigner son articulation ! »

L’ange va jusqu’au bout, ce n’est pas de l’à-peu-près, ce n’est pas du bâclé…  « en plein Paris, sans plan, j’avais perdu mon chemin, et lorsque j’ai demandé à une commerçante sur le pas de sa porte, elle a été gentille pour m’expliquer et… mon histoire commence là… quand je l’ai remerciée, elle m’a dit :’non, vous n’avez pas compris’ (ce qui était vrai), ‘attendez’ ; elle est rentrée dans sa boutique remplie d’ouvrages de dame et de bobines de fil. De retour avec papier et crayon, elle a repris ses explications. Depuis, j’aime bien les merceries… »

Surtout, l’ange, c’est toujours une gratuité qui se donne, sans appuyer... C’est la gratuité qui fait l’ange…

Quand les rencontrons-nous ?
Quand on en a besoin… juste… « c’est une personne qui sait nous réconforter juste au bon moment, par un mot qui nous redonne confiance, un sourire, une main qui se pose sur notre épaule… ainsi nous nous sentons accompagnés, soutenus dans les difficultés. L’ange gardien intervient juste au bon moment, juste quand il le faut »
« c’est toi ma chère orthophoniste qui n’hésitas pas à prolonger la séance – l’heure étant largement dépassée …- ce jour-là où je ‘craquais’ à la fin d’un cours de lecture labiale en évoquant mes difficultés quotidiennes… Baume précieux, cette compassion, qui communiait à ma peine »

Quand on en a directement besoin donc, dans la détresse… mais aussi pour nous aider à grandir
« Une attention, une parole sur l’accueil, je les ai reçues très tôt par mes parents. J’avais 10 ans, j’étais déjà mal-voyant et par contre coup un peu sauvage. C’était l’été, nous étions en moisson. Le feu se déclara dans les chaumes. Un jeune en vélo s’arrêta et vint prêter main-forte pour stopper les flammes. Mon père l’invita au goûter à la ferme et après son départ (il avait remarqué mon inquiétude devant cet étranger à la famille) me dit simplement : ‘ il est venu taper sur le feu, c’était normal qu’il vienne manger avec nous .... Ce que je suis, je le dois aussi à un Frère des Ecoles Chrétiennes ; quand il guidait la promenade, il nous communiquait sa passion pour les plantes et les oiseaux. C’est lui qui me prépara à ma première rencontre avec le Christ. Il me transmit sa Foi et éveilla ma vocation religieuse.
D’autres m’ont appris l’attention à la personne pour elle-même, sans transposer sur moi, même dans le silence ; sinon j’entends et je n’écoute plus. Ces moments d’écoute m’ont comblé d’une confiance dont je ne me sens pas digne et d’amitié profonde »

Où les croiser ?
Cela commence souvent très tôt, à l’école.. Ainsi de Mle DESNUES qu’une compagne a aidé au long de sa scolarité…
Il y a de cela plusieurs exemples. « Une fillette de mon âge ( 10 ans à l’époque) fréquentait la même école que moi, assise sur le même banc. Elle a pris rapidement conscience de mes difficultés et des efforts que je faisais pour pouvoir suivre les cours, car j’étais déjà malentendante. Elle s’est efforcée d’abord par tous les moyens possibles de me tirer de mon isolement moral. Ainsi, nous avons joué à perdre haleine pendant les récréations ! Nous nous sommes raconté beaucoup d’histoires. Mon moral étant remonté en flèche, je travaillais beaucoup mieux, d’autant plus que l’ange gardien veillait à ce que je note bien les devoirs à faire et tout ce qui aurait pu m’échapper en cours en raison de ma mauvaise audition »

Autre concentration d’anges, le milieu professionnel  « Comment vivre sans eux dans la vie familiale et professionnelle ? cela ne me paraît guère possible. C’est par la gentillesse des autres qu’on est au courant des événements, des projets… Les bruits de couloir ont autant d’importance que les notes de service, ils permettent de vivre ‘avec les autres’ et non à côté. J’ai toujours eu la chance d’avoir une ou deux collègues qui prenaient leur temps pour me parler »
«  Nous travaillons sur ordinateur en réseau, avec des impératifs de rentabilité. Le chef de service nous donne oralement des instructions du genre :’éteignez immédiatement votre ordinateur’ ‘ne faites pas ceci’.. Bien sûr, je n’entends pas et nous pourrions aller directement vers une catastrophe ! Mon ange gardien vient dans mon bureau, me répète les instructions et s’assure que j’ai bien compris. Ai-je des difficultés ? Un mot, un sourire, et tout s’arrange… »
« Je cherche à retravailler… Après beaucoup de rencontres, un directeur me dit :’tu n’entends pas… ça m’intéresse de voir ce que tu peux faire avec ces enfants handicapés, je te soutiendrai et veillerai à ce que tu sois au courant. La conclusion : directeur bienveillant = équipe bienveillante. On me prend des notes aux réunions de travail : ‘c’est tout naturel !’. Des collègues me disent : ‘j’ai éteint le son de la télé pour avoir une petite idée de ce que c’est pour toi’ ! »  «  Appareillée depuis peu, je viens d’acquérir une bobine magnétique qui me permet de téléphoner… je l’apporte au bureau où chacun s’intéresse, m’installe un poste ; il faut dire que depuis des années ce sont mes collègues, sans jamais rechigner, qui assurent mes coups de téléphone. Un appel à donner, le premier – j’ai de l’angoisse plein les oreilles ! – Béatrice me guette du coin de l’œil, présente..  et puis, le coup de fil passé, m’adresse un grand sourire, aussi joyeuse que moi ! »

Curieusement, mis à part le milieu professionnel, notre entourage est assez peu cité… toutefois : « chaque jour, les personnes de mon entourage se soucient de me faire participer à la vie »  « de simples petits gestes : une maman qui dit à son enfant de me parler plus fort, une place qui m’est réservée à table face à la personne dont la voix claire m’est plus audible, des faits qui me sont répétés après une conversation que je n’ai pas entendue »

Mais il est bien d’autres lieux où croiser des anges.. les transports par exemple… « Pour trouver une maison en pleine campagne, sans aucun panneau indicateur, par deux fois j’ai trouvé des ‘anges gardiens’ bien aimables, m’expliquant de leur mieux, même avec croquis à l’appui dès lors que je leur ai signalé mon handicap »  
«  A la gare… je fais la queue pendant 30 minutes au mauvais endroit. Quand je trouve enfin le bon guichet, mon train va partir dans quelques minutes, et encore la queue… Ravalant ma fierté, je dis bien fort :’ Messieurs, Mesdames, je suis malentendante, j’ai mal compris les indications d’un employé.. et mon train va bientôt partir. S’il vous plaît, me permettez-vous de passer avant vous ?’ Un silence..  tous les yeux se baissent. Mais un voyageur africain au large sourire m’encourage du regard à m’approcher du guichet. »
«  J’ai à changer un billet, un itinéraire compliqué… le jeune guichetier prend son temps pour m’expliquer les différents horaires et coûts, très calme, articulant bien. Arrivent quelques collègues, avec des paquets de café, des gâteaux, de la monnaie, sombres tractations derrière le comptoir qui me font sourire. Le guichetier me regarde, et, faisant bien attention, me dit :’on fait du marché noir ici !’. Rire partagé.. c’était rien du tout… mais je me suis sentie bien toute la journée, d’avoir croisé quelqu’un d’assez fin pour sentir que ce sont ces riens du tout qui nous manquent tellement… »

Ou l’hôpital…
«Une religieuse, hospitalisée en même temps que moi lors de ma méningite, venait me faire une petite visite dans la chambre. Puis, durant des années, cette amitié s’est prolongée en des relations épistolaires assidues. Elle a suivi mon cheminement, elle a tout su de mes états d’âme dès ce moment où le destin m’a frappée de surdité totale, avec tout ce qui en découle. Elle est devenue ma confidente patentée. Sa bonté, sa compréhension, ses encouragements m’ont été d’un grand réconfort dans les moments de souffrance. Sa prière, j’en suis sûre, m’a soutenue. Nous partagions la même foi. Elle me faisait aussi partager ses activités paroissiales… des rencontres comme celles-là ne peuvent que s’inscrire dans la fidélité »
«  Vanessa et Marie-Claire, infirmières à la clinique, apprenant mon problème auditif, venaient me parler tout près et non de l’entrée de la chambre »
« Et c’est aussi toi, aide-soignante au grand cœur, veilleuse de la nuit des souffrants, qui écrivis sur mon ardoise : ‘Ca va ?’ alors que les vertiges m’épuisaient. »

Cela peut être, aussi, l’ Église…
« Ce pèlerinage où un prêtre a ‘tout son temps’ pour dialoguer avec moi… on n’était ‘que’ une bonne centaine… un échange véritable : il fallait le vouloir ! »
« J’écris durant ma retraite spirituelle, mes anges gardiens sont là… ils ont le souci de bien articuler, d’écrire, de répéter au besoin… grâce à eux j’ai la joie de pouvoir participer à plein »
« Un week-end de retraite avec des entendants ; grâce à mon micro HF, j’ai pu suivre les interventions. Arrive l’heure de la célébration avec d’autres groupes. Je vais installer mon micro sur l’ambon, en expliquant très brièvement pourquoi à l’un des prêtres – inconnu. Impeccable pour toute la liturgie de la Parole. Au moment de commencer la liturgie Eucharistique, ledit prêtre, tout naturellement, après le pain et le vin, va chercher mon micro sur l’ambon pour le poser au milieu de l’autel… »
« C’est toi Véronique, qui venais à côté de moi à l’église pour que je ne sois pas seule au premier rang où je devais m’asseoir pour suivre un peu mieux les célébrations… C’est toi Marc prêtre de la paroisse qui me donnais une copie des longues célébrations que je n’aurais pas pu suivre… C’est toi ma voisine à l’église qui me permettait de trouver la page du cantique annoncé, en tenant ton livre à peine tourné vers moi – délicatesse d’un geste juste esquissé et qui évitait ainsi de souligner mon incapacité »

C’est, bien sûr, la vie associative. Un lecteur souligne la fraternité qui règne dans nos associations, le souci que chacun comprenne, y compris les plus handicapés comme les sourds-aveugles.
Une autre : « Privilège du don humain, riche d’intensité et d’émotion partagées. Les associations m’ont permis de reconnaître cela, par la chaleur des regards et des sourires, j’ai été accueillie. Cette simplicité gratifiante m’a aidée lors de moments difficiles. Ces sensibilités différentes sont un précieux enseignement pour tous, si vulnérables… »

Comment faire ?
Tant d’anges ?  Et pourtant… certains n’en rencontrent jamais, disent-ils…
Cela suppose peut-être d’être assez pauvre pour dire son besoin «  si nous DSME nous voulons trouver des ‘anges gardiens’, il faut reconnaître notre handicap et non le cacher ».
Cela suppose affiner son regard… un ange qui passe, cela ne dure pas longtemps, cela ne se répète pas… Avoir un cœur d’enfant qui s’émerveille, jamais blasé… Savoir cueillir les rayons de soleil et, aussi, avoir de la mémoire… « bien sûr tout n’est pas rose chaque jour, il reste bien des événements auxquels je ne peux prendre part à cause de mon handicap, il ne faut pas le nier (il y a des deuils à faire)… mais ne pas non plus trop s’appesantir dessus.»
« Nous avons tous pu remarquer à quel point notre jugement peut varier selon le lieu, le moment, l’humeur, la personne même ! Si j’apprécie quelqu’un, je lui donne déjà le bénéfice de ma bienveillance. Et bien, je cherche à revoir d’un regard positif les petites et les grandes occasions où j’ai été l’objet d’une attention délibérée – en tant que malentendant… Si c’est l’intention qui compte, ce n’est pas si rare qu’il y paraît; un autre éclairage… facile? Pas tellement! parce que j’ai l’épiderme sensible ! Certainement nous, DSME, pouvons être ainsi positifs, et nous le rappeler; ça ne permet pas d’oublier, mais ça met du baume dans nos vies »
« Comme le cadran solaire – à la devise ‘Je ne compte que les heures claires’-, j’aime à évoquer tout ce positif qui illumine et réconforte souvent ma vie »

Et après ?
Un ange, instant fugace et fugitif, instant cadeau « si tout était cadeau, y’aurait plus de cadeau ! » . Mais souvent, il ne fait pas qu’illuminer l’instant. Comme s’il passait à travers nous – ange qui ne vient pas de nous -, son passage produit autre chose, dans la durée, sur nous, sur les autres…
«  Moi aussi j’essaie d’être ‘ange gardien’ vis à vis d’autres plus malentendants que moi, en répétant avec d’autres mots les phrases qu’ils n’ont pas comprises. »
« Et toi Alice, au cours d’un rassemblement – une vingtaine de sœurs de différentes communautés… comment participer sans entendre ? Tu me donnas la parole : ’Et si Jacqueline nous disait ce qu’elle vit ?’ J’ai alors pu raconter ce que cela représente de perdre l’audition et comment je vivais cela. C’était la première fois qu’on me demandait d’exprimer ce que je vivais. Sentiment très fort d’exister, de compter… Par la suite lors de semblables réunions, on m’invitait à apporter ma boucle magnétique : j’ai souvenir d’un joyeux pique-nique dans un jardin, avec ma boucle branchée sur une longue rallonge servant à la tondeuse à gazon ! »
« Les ‘anges gardiens’, ne serait-ce pas vous et les autres… à chacun sa recette pour soutenir et consoler ; cette foule de familiers qui, par leur présence, sans ostentation, oeuvrent. Ces images pleines de vérité m’attachent et rendent plus léger mon quotidien quand tout devient gris : un souvenir m’effleure et lève la grisaille sur l’âme. »

 


Eh l’ami
Viens donc me raconter
Comment tu as porté
Ta part d’humanité.
Si tu as besoin
Viens chercher du soutien
Pour commencer demain
Avec un peu d’entrain
Et partager un lien
Dans un espace commun
Où rien ne sera vain

Myriam GIMENEZ

 

« Un ange à visage humain était passé … »

Un soir d’été, je cherchais une adresse du côté des Buttes Chaumont. Il y avait beaucoup de monde dans la rue. J’étais pressée, énervée. Tout à coup, la chaussée paraît se vider. Je ne vois plus qu’un homme qui fonce sur moi. Nous autres sourds devons être aimantés. Il cherche quelque chose et semble aussi pressé et énervé que moi. Il est jeune, très grand, athlétique, noir de vêtements et de cheveux, la peau mate. Un beau type de méditerranéen. Il ne lui manque que la kippa. Il m’accoste et me demande quelque chose. Ma mauvaise humeur m’étouffe et je ne fais aucun effort pour comprendre. Pour m’en débarrasser, je lui dis carrément « je n’entends pas ». – « Et pourquoi vous n’entendez pas ? »  - « Parce que je suis sourde tiens ! ! ». Il a l’air tellement ahuri que ma rogne devient sourire. – « Pourquoi êtes-vous sourde ? » « Depuis quand ? » « Pourquoi ne portez-vous pas de prothèses ? » Pourquoi, pourquoi …  Je suis si peu préparée que mes réponses me paraissent ridicules. Avec mon mètre cinquante six, je me fais l’effet d’être une pygmée face à lui. Je suis déroutée, je n’ai pas l’habitude que l’on s’intéresse à moi. Et puis je n’aime pas parler de mon handicap. Mais cette joie qui me gonfle le cœur… Cet homme que je ne connais pas, qui l’instant précédent semblait ne pas avoir une minute à perdre, était là en arrêt devant moi, complètement disponible. Cherchant à comprendre qui j’étais, ce que j’étais avec mon fichu handicap. Nous aurions pu continuer à parler, mais je devais partir.
Un ange à visage humain était passé. Et les Buttes Chaumont me paraissaient le paradis. Je me sentais une autre, un passant m’avait trouvé de l’importance. Je souriais aux anges…
Mado GALVAN